La Politique Du Piéton
Texte De Fonction
de la galerie du cartable

La galerie du cartable : objet spécifique

Il fallait être mobile et soumis à un principe d’autonomie économique afin de se déplacer et projeter à l’endroit désiré les films que nous montrions ou que nous tournions, d’où l’aspect que prit notre lieu de projection : un cartable.
Cet objet du quotidien, petit accessoire personnel de transport, grâce au mécanisme de transformation que nous avons installé à l’intérieur, se métamorphose à volonté en salle de vidéoprojection portable.
On pourrait dire qu’il passe ainsi du statut d’objet personnel au statut d’objet public. Mais puisque sa forme publique ne ressemble plus à un cartable ou à un objet référencé et reconnaissable de notre quotidien, il acquiert d’autres propriétés, une autre dimension : il devient, comme le dit à propos de ses sculptures Donald Judd : un « specific object », un objet particulier qui nous permet de le faire fonctionner dans le contexte d’une réalité artistique donnée : la sculpture publique.

La galerie du cartable : une « sculpture galerie »

Après avoir investi le champ de la sculpture publique par un cartable vidéo, très vite la question du cartable comme galerie s’est imposée.
Nous avions compris que le cartable, par-delà son aspect formel, sculptural et ses propriétés mobiles, portatives de diffusion, pouvait nous ouvrir un champ d’action plus vaste s’il devenait le témoin visuel et sonore d’un lieu conceptuel : la galerie du cartable, une possibilité d’ouvrir dans la cité un espace de diffusions et de coopérations filmiques qui nous accompagnerait partout où nous irions.

« Nous » , l’ensemble de compétences d’un être collectif

Dès lors, notre cartable revêtit des formes et des fonctions multiples qu’il ne fallait pas enfermer dans des conceptions gestionnaires, qu’il fallait engager toute notre faculté de travail dans son activité créatrice.
 Nous appelons cette faculté de travail collectif un ensemble de compétences.
Pourtant, même si nous sommes trois individus qui ajustent, marient leurs personnalités, leurs sensibilités et leurs savoir-faire pour que chaque pas fait ensemble soit une vraie coopération, par la totalité de nos expériences réunies dans le cartable, nous sommes un seul auteur.
Nous ne voulions pas être « un collectif » : nous l’étions déjà, par définition. L’enchevêtrement des passions et des soins quasi-amoureux apporté par chacun fit que, petit à petit, notre être collectif devenait notre auteur pressenti : ce que nous sommes à plusieurs, un artiste.

Pour que nos personnages ne meurent pas dans la rue !

L’attrait pour la multiplication du sens, des formes, des fonctions, des usages, ainsi que la simultanéité des sujets, nous a conduit à énumérer la liste des différents emplois que nous assurons à chaque présentation du cartable.
En effet, tour à tour ou simultanément, nous sommes auteur, acteur, galeriste, colporteur, producteur, narrateur, metteur en scène.
Le porteur du cartable, l’exposant de toutes les venues, porte, endosse des rôles, son rôle, interprète des personnages, des types de personnes qu’il est ou qu’il n’est pas, parfois contradictoires. L’essentiel est qu’il soit l’actant à bord des images qu’ils transportent, celui qui agit les images au point de toucher ce qu’elles contiennent pour pouvoir les porter et les faire circuler dans la nuit.

Le piéton comme porte-film

Il est l’homme-studio, comme autrefois l’homme-sandwich doublé d’écriteaux.
Lui, doublé d’un cadre sur le dos, est un média.
Celui qui porte sur ses trajets journaliers notre équipement vidéo minimum, se transforme en média alternatif d’un genre surnaturel, offrant un réseau de diffusion infini.
Le piéton anonyme, vrai corps qui diffuse, devient en route l’acteur du film qu’il porte, en injectant par les images et les sons des doses infinitésimales de fiction dans la vie réelle.

La rustique technologique, un archaïsme technologique

C’est une technique électronique suffisante acceptant ces multiples transformations, ces espaces simultanés qu’il fallait inventer pour rendre des situations possibles, des personnages possibles, des activités possibles.
L’une d’entre elles, comme pour s’assurer que les personnages cinématographiques ne se perdent pas sur l’écran, consiste à les réintroduire dans des ambiances du quotidien.
Le porteur, dans cette disposition, se retrouve à être leur correspondant réel, portant sur son dos les cadres et la mise en scène du film dont ils ont été extraits.

Profession colporteur

La vieille promesse de l’homme-écran, parmi les petits métiers de la rue, faite à Panaït Istrati a été tenue.

Le passant, le passeur et leur semblable

Dans un texte paru sous le titre « je suis un raconteur d’histoires », Jean Renoir, tout en livrant sa conception du cinématographe, nous rappelle qu’avant l’imprimerie la transmission des histoires, la diffusion de la pensée était purement orale et demandait à l’artiste d’être l’inventeur ou le transmetteur de l’histoire (qu’il avait à réinventer dans le second cas). S ‘il n’était pas forcément l’inventeur de la trame ou de l’intrigue, il en était du moins le scénariste, l’acteur et le musicien. D’où le nom de trouvères ou de troubadours allant partout répandre leurs histoires. Le jour où l’imprimerie a été inventée, ce monsieur a disparu ; il est né une nouvelle profession : la profession d’auteur.

…des projets d’habitants pour habitants.

On pourrait croire que ces colporteurs d’histoires, supplantés par l’imprimerie, prirent le temps de réfléchir à une manière de revenir qui leur étaient propre et que l’invention de Gutenberg ne pourrait pas leur enlever : leur théâtre, le théâtre forain.
Les premières troupes ambulantes s’organisèrent au XVIIe siècle, en donnant des « récréations au peuple » pendant la tenue des foires.
Ces récréations, spectacles de foire, attiraient beaucoup la foule, se jouaient au milieu de la population, avec les habitants eux-mêmes et sur le champ.
Ayant l’art d’imaginer devant le public des situations et des dialogues à chaque fois neufs et inédits, le jongleur, celui qui détenait à la perfection l’art du montage des bruits et des voix, devait sa richesse à sa seule présence engagée sur le public, c’est-à-dire avec lui. Il devait être en mesure de jouer, de répondre à l’incident pour trouver dans cette disponibilité même sa force théâtrale, se moquant de la survie artistique de ses actes.
 
Nous sommes des raconteurs d’histoires

La longue tradition orale a pris en charge d’elle-même le développement de ces pratiques de transmission directe : des troubadours à la jonglerie médiévale, des petits théâtres d’amateurs et mécaniques au théâtre forain et, à l’époque moderne et contemporaine, le théâtre politique, les troupes d’agit-prop, les happenings et les performances de rue.
On s’aperçoit que l’immédiateté opératrice de cette esthétique « sur le champ » cherche une économie des moyens et fait appel à la présence directe de l’artiste, à sa parole, à son évidence physique.

pour une meilleure répartition des appareils d’émissions

De même que les soldats ont leurs sacs à dos, les collectifs rouges du théâtre d’agit-prop portaient sur eux leur bagage de troupe, qui constituait les outils de la lutte idéologique.
Tout un équipement pratique, adapté, transformable, polyvalent et attractif était nécessaire.
Il est évident que nous rangeons le cartable vidéo parmi ces accessoires qui constituent notre équipement précaire de création.
Un jour nous avons eu besoin d’un vêtement qui permettrait de loger tous les appareils d’émission-réception pour régir notre cartable-vidéo, un vêtement qui devait posséder de nombreuses poches de rangements en fonction des appareils à utiliser pour faciliter nos « vidéoportations » (séances de vidéoprojection portées dans le cartable). Au cours d’une discussion sur ce projet, Michel Aubry nous proposa d’en dessiner les patrons du prototype, d’après les Fallschirmjäger, la blouse de parachutiste allemand multipoches, qui présentait toutes les caractéristiques techniques d’une coupe adaptée au porteur de la galerie du cartable.
Ce vêtement, loge de la régie, pourvu d’un minimum de garnitures (col, ceinturon, poche-caméra, œillets pour laisser passer les câbles) et d’un système d’attaches multifonctionnels (boutons-pression placés à l’extérieur du tissu) servirait de manteau de fonction pour la galerie du cartable.
Pas seulement utilisé pour être montré, il donnerait un costume d’action entier, « une sorte de praticable dans l’ordre du costume », auquel s’ajouteraient, pour leur qualité excentrique et leur capacité d’attraction le ton vif et les caractères rebelles de la blouse de Maïakovski, témoins de l’inventivité d’une génération russe qui, avec ses équipes d’artistes, concevait son habillement fonctionnel.
Pour la régénération de cette blouse, nous disposions d’un bref témoignage d’Asja Lacis, metteur en scène lettone, qui décrit en ces termes ce qui sautait aux yeux en la voyant :
"Quant à Vladimir Maïakovski, c'est dans la rue que je le vis pour la première fois.
 Il portait une blouse d'un jaune criard - la célèbre "joltaïa kofta" - avec un col dissymétrique, rond d'un côté, pointu de l'autre.
Les gamins lui couraient après. »

Louis, Lumière dans la ville

C’est alors, au beau milieu de la nuit que notre galerie déploie ses vastes cinémas.
Le cartable descend une rue pour ouvrir, à la fermeture de toutes les autres, sa galerie nocturne.
La fugue à laquelle s’adonne son porteur laisse échapper les images doucement à l’intention de chaque passant.
Peut-être, un siècle après, sorti des usines Lumière, cet organisme locomotif fonce à grande allure pour franchir les écrans vers d’autres spectateurs nocturnes.

La routine du piéton qui diffuse, c’est de l’émission à l’état brut

Si comme la luciole ou le ver luisant, les êtres porte-lanterne illuminent le bout de leur abdomen pendant la période de reproduction, le scintillement de la vidéoprojection peut commencer…



Pour la galerie du cartable : David Legrand février 2001